Le cauchemar climatique du Pentagone est-il crédible ?

article original publié par Science @ Nasa
auteur : Patrick L. Barry
traduction de Didier Jamet
10 MARS 2004

La circulation océanique mondiale est alimentée par le déplacement vers les profondeurs des masses d’eaux les plus froides, plus denses. Dans l’Atlantique, le déplacement de ces masses d’eaux froides fait remonter vers le Nord les eaux de surface réchauffées au niveau de l’équateur.
La circulation océanique mondiale est alimentée par le déplacement vers les profondeurs des masses d’eaux les plus froides, plus denses. Dans l’Atlantique, le déplacement de ces masses d’eaux froides fait remonter vers le Nord les eaux de surface réchauffées au niveau de l’équateur.

Argonne National Laboratory

En perturbant la circulation d’un vaste courant océanique, la fonte des glaces de l’océan Arctique pourrait provoquer un refroidissement brutal du climat en Europe et en Amérique du Nord. C’est du moins l’hypothèse évoquée par un rapport du Pentagone récemment rendu public, lequel s’appuie sur des données satellites convergentes.

Le réchauffement climatique pourrait plonger l’Amérique du Nord et l’Europe Occidentale dans un froid glacial, et ce en l’espace de quelques décennies seulement.

Ce scénario pour le moins paradoxal gagne de plus en plus en crédibilité auprès de nombreux climatologues. La fonte de la mer de glace qui recouvre l’Arctique pourrait perturber voire interrompre la circulation océanique mondiale. Sans la gigantesque quantité de chaleur que délivrent ces courants (l’équivalent de la puissance produite par un million de centrales nucléaires), la température moyenne en Europe pourrait chuter de 5 à 10°. Certaines parties de l’Est de l’Amérique du Nord pourraient également être affectées par ce phénomène, quoique dans une moindre mesure. Un tel plongeon des températures nous ramènerait à une situation correspondant à la fin du dernier age glaciaire, il y a environ 20 000 ans.

Certains scientifiques estiment que cette modification de la circulation océanique pourrait survenir avec une rapidité étonnante, en l’espace de 20 ans seulement. C’est du moins le chiffre qu’avance Robert Gagosian, président et directeur de l’institut océanographique de Woods Hole. D’autres chercheurs mettent en question l’idée même de ce phénomène.

Cependant, même en l’absence de consensus scientifique sur la question, le Pentagone, le ministère américain de la défense, prend la menace très au sérieux. Andrew Marshall, planificateur chevronné du ministère de la défense, a récemment rendu public un rapport non confidentiel détaillant de quelle manière une modification de la circulation océanique pourrait compromettre la sécurité nationale dans un futur proche.

" Il est très difficile de prédire exactement ce qui pourrait se passer " avertit Donald Cavalieri, chercheur de la Nasa rattaché au Centre Spatial Goddard, " car l’océan Arctique et l’Atlantique Nord sont des systèmes fort complexes, où ont lieu de nombreuses interactions entre les terres émergées, la mer et l’atmosphère. Mais il n’en reste pas moins que les faits suggèrent en effet que les changements que nous voyons à l’œuvre en Arctique ont la possibilité d’affecter les courants qui réchauffent l’Europe occidentale, ce qui est de nature à inquiéter beaucoup de gens. "

La glace tient la solution du problème

Il y a en orbite plusieurs satellites qui, par tous les temps, gardent un œil sur la superficie de l’Océan Arctique prise par les glaces. Le satellite Aqua par exemple embarque un capteur japonais, un radiomètre micro-ondes (AMSR-E). Fonctionnant dans la longueur d’ondes des micro ondes et non pas dans le domaine visible, AMSR-E est en mesure de percer les nuages et offre une surveillance ininterrompue de la glace, même la nuit. Les autres satellites chargés de surveiller la glace, qu’ils soient placés sous la responsabilité de la Nasa, du NOAA ou du ministère de la défense des Etats-Unis, utilisent des technologies similaires.

Depuis l’espace, on observe très bien le déclin à long terme de la mer de glace " éternelle " (la partie qui reste gelée y compris pendant les mois d’été). Selon des travaux publiés en 2002 par Joséfino Comiso, climatologue au Centre Spatial Goddard, on observe un retrait continu de cette glace persistante depuis 1978, date des premières données satellite. Sa superficie diminue en moyenne de 9 % par décennie. Et si on se concentre sur les données les plus récentes, on est frappé de constater que ce taux grimpe à 14 % par décennie, ce qui suggère fortement que ce retrait de la glace arctique s’accélère.

Certains scientifiques craignent que cette fonte de la glace arctique s’accompagne du déversement d’une telle quantité d’eau douce dans l’Atlantique Nord qu’elle soit susceptible d’interférer avec les courants marins. Une partie de cette eau douce proviendrait de la fonte proprement dite, mais la contribution principale proviendrait des pluies et des chutes de neige supplémentaires qu’entraîne le recul de la glace. En effet, une moindre couverture de glace expose plus de surface océanique à l’air libre, ce qui a pour effet d’augmenter l’évaporation qui à son tour alimente les précipitations.

Comme l’eau salée est plus dense et plus lourde que l’eau douce, cet " adoucissement " de l’Atlantique Nord rendrait les couches de surface moins susceptibles de s’enfoncer dans les profondeurs. Et une partie du problème vient de là, car il faut bien que les eaux de surface plongent vers le fond pour que s’amorce un schéma primordial de circulation océanique appelé " le grand tapis roulant océanique ". L’eau descendant en profondeur s’écoule vers le Sud en direction de l’équateur en suivant le relief du fond océanique, tandis que les eaux chaudes de surface des latitudes tropicales s’écoulent vers le nord pour remplacer cette eau qui s’est enfoncée, ce qui entretient le mécanisme de tapis roulant. Une augmentation de la proportion d’eau douce pourrait donc empêcher cette plongée des eaux de surface de l’Atlantique Nord, ralentissant voire stoppant cette circulation.

AMSR-E recueille actuellement de nouvelles données qui aideront les scientifiques à préciser dans quelle mesure ce scénario est réaliste. Son grand atout réside dans son excellente résolution au sol, très supérieure à celle de ses prédécesseurs. Les images de AMSR-E sont capables de révéler les plus petites fissures et crevasses qui travaillent la glace au printemps. Selon Cavalieri, ce luxe de détails permet aux scientifiques de mieux comprendre la dynamique de rupture de la glace.

" D’autres pièces essentielles du puzzle, comme les chutes de pluie, la température des eaux de surface ou la force des vents océaniques sont également enregistrées par AMSR-E. Le fait de pouvoir considérer ces données simultanément devrait aider les scientifiques à déterminer la probabilité d’un changement drastique dans la circulation océanique " confirme Roy Spencer, responsable scientifique principal de l’instrument.

Déjà vu ?

Autrefois considérée comme hautement improbable, l’hypothèse d’un changement climatique brutal a peu à peu gagné en crédibilité. Dans un rapport publié en 2003, Robert Gagosian évoque " des indices clairs (par exemple les anneaux de croissance des arbres) d’un changement rapide du climat terrestre par le passé. " Il cite notamment le fait que, lorsque la Terre s’est réchauffée à la fin du dernier age glaciaire il y a quelque 13 000 ans, la fonte des glaces semble avoir stoppé brutalement le tapis roulant océanique, ramenant du même coup la Terre dans un nouvel age glaciaire pendant 1300 ans, une période connue sous le nom de " Dryas récent ".

Cela va-t-il se reproduire ? Les scientifiques font de leur mieux pour en avoir le cœur net.

Le 13 février, une expédition scientifique lèvera l’ancre en Angleterre afin de mouiller des capteurs de courant dans l’Océan Atlantique, lesquels seront chargés de détecter d’éventuels signes de ralentissement du Gulf Stream. Il s’agit de la dernière initiative en date dans le cadre d’un projet baptisé " Changement Rapide du Climat ", qui a vu le jour en 2001. Un autre projet international, SEARCH (Study of Environmental Arctic Change), a lui aussi débuté en 2001 avec pour objectif l’évaluation soigneuse des changements d’épaisseur de la croûte de glace arctique.

En fait, selon les modèles numériques mis au point par Thomas F. Stocker et Andreas Schmittner de l’Université de Berne, tout dépendra de la rapidité du réchauffement de l’Arctique. S’il est très rapide, la circulation océanique Atlantique pourrait bien s’arrêter complètement. Si en revanche le réchauffement se produit de manière plus progressive, la circulation serait simplement ralentie pendant quelques siècles.

Et inévitablement, le débat se déplace sur les causes de ce réchauffement. L’industrie humaine y joue-t-elle un rôle majeur ? Pourrions nous inverser la tendance si nous le voulions ? Les scientifiques ne sont pas d’accord. Certains défendent l’idée selon laquelle les changements qui se produisent dans l’Arctique ont plutôt à voir avec de vastes et lents cycles naturels de l’océan, lesquels sont bien identifiés par la science. D’autres y voient la marque prépondérante de l’activité humaine.

" La fonte de la mer de glace est en accord avec le réchauffement continu que nous avons observé tout au long du siècle dernier " fait remarquer Roy Spencer, mais il ajoute que " nous ne savons toujours pas quelle proportion de ce réchauffement correspond à une fluctuation naturelle du climat, et quelle part est à mettre au passif de l’activité humaine et des gaz à effet de serre qu’elle a produits. "

Si jamais le Grand Tapis Roulant Océanique s’interrompt, les débats sur les causes du réchauffement risquent de nous apparaître soudainement bien futiles. Et tout particulièrement en Europe, où nous aurons bien d’autres soucis en tête. Par exemple, savoir comment nous pourrons faire pousser des céréales ou du maïs sous la neige.

C’est le moment ou jamais d’y réfléchir, tant que ce scénario catastrophe n’est encore qu’une hypothèse de travail.

Quelques liens pour aller plus loin.

Centre de climatologie et d’hydrologie mondiale

AMSR-E, page de la Nasa

AMSR-E, page de l’Agence Spatiale Japonaise (NASDA)

Satellite Aqua

SEARCH

Programme d’étude du Changement Climatique Rapide

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Le Grand Tapis Roulant Océanique

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