Hommage à Hubert Reeves

article de Didier Jamet
14 OCTOBRE 2023

Hubert Reeves lors d\'une séance de dédicaces le 10 décembre 2016
Hubert Reeves lors d'une séance de dédicaces le 10 décembre 2016

Didier Jamet - Ciel des Hommes

C'est avec une immense tristesse et un sentiment de perte irréparable que la rédaction de Ciel des Hommes a appris la disparition d'Hubert Reeves vendredi 13 octobre 2023. Ayant eu la chance de partager un peu de son temps à titre professionnel, Didier Jamet, fondateur de Ciel des Hommes, nous fait part de son émotion et nous explique les raisons de l'authentique admiration qu'il conservera toujours pour Hubert Reeves et son oeuvre immense.

Voici un texte que j'aurais voulu ne jamais avoir à écrire.

Je fais partie de cette génération de journalistes scientifiques qui doivent à peu près tout à Hubert Reeves, qui a été pour moi un modèle, une source d'inspiration et un maître.

Son verbe clair, sa bonhommie, sa simplicité profonde et vraie ont été une authentique révélation pour l'adolescent que j'étais lorsqu'il apparut avec sa modestie tranquille sur le plateau d'Apostrophes en 1981.

C'était pour la parution de son premier livre grand public, Patience dans l'azur : oui, il était possible de parler, dans un langage simple et compréhensible par tous, de l'univers qui nous entoure, de nous faire toucher du doigt son implacable immensité, et au final de l'apprivoiser sans avoir à convoquer pour cela d'imaginaires puissances surnaturelles.

Rompant avec une tradition d'élitisme jargonneux et pédant si prégnante dans l'université française, Hubert Reeves, lui le Québécois citoyen du monde, qui s'était exilé pour ne plus avoir à subir le nationalisme étroit de certains de ses compatriotes, dont le manuscrit lumineux avait pourtant été refusé par les plus grands éditeurs, crevait l'écran. C'était le début d'une formidable carrière de conteur du ciel et de ses mystères.

Plus tard, bien plus tard, lorsque j'eus l'occasion de le rencontrer à titre professionnel alors que sa popularité était au zénith, il se révéla d'une humanité encore supérieure à ce que j'avais espéré. Il avait vis-à-vis de ses frères et soeurs en humanité deux immenses générosités :

La première, c'est qu'il était capable, lui l'immense scientifique, de vous donner l'impression que des deux interlocuteurs, c'était vous le plus important. Il avait une vraie curiosité pour les autres, s'intéressait à eux et considérait qu'il avait autant à en apprendre de vous, par votre seule qualité d'être humain, quelle que fut votre condition et votre parcours, que vous en aviez à apprendre de lui. Il faut beaucoup d'humanité, de sagesse et de patience pour être capable de cette disposition d'esprit dont il était si généreusement pourvu.

La seconde, c'était tout simplement que lorsqu'il commençait à vous parler des sujets qu'il avait longuement étudiés, vous aviez l'impression que votre intelligence se trouvait instantanément décuplée. Ce que des années d'éducation punitive avaient fini par vous faire croire inaccessible à votre modeste intellect, Hubert Reeves était capable de vous l'expliquer simplement, en à peine 3 minutes. Tout s'enchaînait avec clarté et évidence, comme une immense leçon de choses à l'échelle du cosmos, et les mécanismes les plus fondamentaux de l'univers n'avaient plus aucun secret pour vous. C'était un véritable enchantement, car il y avait bien sûr quelque chose de Merlin dans cet homme dont le regard d'azur, à la fois malicieux et bienveillant, vous enveloppait avec une infinie tendresse, et vous marquait durablement.

Le sentiment libérateur qu'apporte ce genre de révélation est à peu près indescriptible pour qui ne l'a jamais vécu. Si c'est votre cas, précipitez-vous sur sa trilogie miraculeuse, Patience dans l'azur, Poussières d'étoiles, et L'heure de s'enivrer, et vous comprendrez.

Si je ne devais retenir qu'une qualité cruciale du parcours et de la vie d'Hubert Reeves, je parlerais de sa capacité, par la puissance de son intelligence, à être en avance sur son temps, et ainsi à nous avertir sur les dangers à venir. J'en citerai pour preuve une anecdote peu connue qu'il me livra lors d'un déjeuner mémorable, avant une séance de dédicaces que j'organisai en décembre 2016.

Tout juste après avoir soutenu sa thèse d'astrophysique nucléaire au sein de la prestigieuse université Cornell en 1960, il lui fut proposé un pont d'or pour rejoindre en tant que conseiller scientifique le projet de centrale nucléaire Fermi 1, destiné à sortir de terre en 1963 pour alimenter en électricité la cité industrielle automobile alors florissante de Detroit, Motor Town, dans le Michigan.

Hubert Reeves, qui n'avait alors même pas 30 ans, prit le temps de rencontrer les responsables du projet et demanda à voir les plans du réacteur. Après quelques minutes d'inspection soigneuse des tracés, il posa encore quelques questions sur les mécanismes de sécurité de l'installation. Puis il déclina poliment la proposition pourtant mirifique qu'on lui faisait : il ne pouvait tout simplement pas cautionner un design offrant aussi peu de garanties en matière de sûreté de fonctionnement.

Quelques années plus tard, le 5 octobre 1966, comme Hubert Reeves l'avait pressenti, Fermi 1 subit une fusion partielle du réacteur qui faillit rendre la ville de Detroit durablement inhabitable, ce qui aurait été une catastrophe industrielle et humaine sans précédent.

Alors, quand Hubert Reeves, depuis des années, nous alerte sur l'effondrement de la biodiversité et des écosystèmes, le meilleur hommage que l'on puisse lui rendre aujourd'hui qu'il n'est plus, c'est de lire ses derniers écrits, réécouter ses dernières interventions, et d'enfin commencer à entrevoir ce dont il essayait désespérément de nous faire prendre conscience.

Hubert Reeves dans ce qu\'il savait faire de mieux : transmettre son savoir et éveiller les consciences.
Hubert Reeves dans ce qu'il savait faire de mieux : transmettre son savoir et éveiller les consciences.

Crédit : Didier Jamet - Ciel des Hommes

Lui qui avait si bien réussi à nous faire comprendre les mystères de l'Univers se désespérait de notre incapacité à voir ce qui se déroule pourtant sous nos yeux :

"On nous a enseigné que nous sommes le chef-d'oeuvre de la Création, le but de l'évolution, mais tout cela est faux, nous sommes une espèce parmi des millions d'espèces, et les espèces qui ne vivent pas en harmonie avec la nature disparaissent. La nature ne fait pas de cadeaux ! Au palmarès d'harmonie avec la nature, nous sommes en bas de l'échelle. Nous sommes l'espèce la plus saccageuse qui ait existé, qui continue à éliminer régulièrement des quantités d'espèces vivantes. Si nous n'arrivons pas à vivre en harmonie avec la nature, nous disparaîtrons. Il est important d'être lucide, de voir les dangers qui pèsent sur nous et de pouvoir essayer d'y remédier. Si vous ne savez pas que vous êtes en danger, vous êtes en plus grand danger que si vous le savez ! La première étape est donc de dire quels sont les dangers."

Pour tout cela, merci Monsieur Reeves. Peu d'hommes seront venus sur cette Terre pour en inspirer et éclairer autant d'autres, avec autant de modestie, de lucidité et de sagesse. Nous ne vous oublierons jamais, et continuerons à nous efforcer tous les jours d'être dignes de votre message, et de votre exemple.

Hubert Reeves entouré de certains de ses plus fervents admirateurs : Bertrand Kulik, Magdalena Zuk, et Didier Jamet
Hubert Reeves entouré de certains de ses plus fervents admirateurs : Bertrand Kulik, Magdalena Zuk, et Didier Jamet

Crédit : Didier Jamet - Ciel des Hommes