Les chroniques d’Apollo : Les ombres noires de la Lune

article original publié par Science @ Nasa
auteur : Docteur Tony Phillips
traduction de Didier Jamet
4 JANVIER 2006

La Lune est un astre qui nous est très familier. Nous pouvons l’observer très fréquemment, dans le ciel bleu du matin ou parmi les étoiles et les planètes la nuit. Chacun croit reconnaître dans ses mers de lave qui un visage souriant, qui un albatros, qui un lapin.

Il se trouve que notre familiarité avec la Lune va bien au-delà des apparences. La Lune est une fille de la Terre. Selon les théories les plus récentes, la Lune fut engendrée il y a quelque 4,5 milliards d’années lorsqu’un gigantesque astéroïde entra en collision avec notre planète. Cette dernière vit une partie de sa matière superficielle projetée dans l’espace, matière qui se rassembla très rapidement pour former la Lune.

Cependant, lorsque les astronautes des missions Apollo arpentèrent ce morceau de Terre délocalisé, ils comprirent tout ce qui, au-delà de leur origine commune, différenciait la Lune de la Terre. Depuis l’omniprésente poussière électriquement chargée qui collait à leurs bottes jusqu’au ciel désespérément noir qui les surplombait, la Lune leur fit l’effet d’un monde totalement étranger.

Il y a trente ans de cela, les détails de leurs extraordinaires aventures lunaires étaient connus de tous. Ce n’est bien sûr plus le cas aujourd’hui. Dans la mémoire collective, bien peu d’anecdotes ont survécu au passage du temps. Et à la Nasa même, beaucoup les ont oubliées.

Alors, à l’heure où la Nasa a décidé de retourner sur la Lune dans moins de 15 ans, les éditeurs de Science @ Nasa ont décidé de nous faire revivre certains de ces grands moments avec une série d’articles intitulée " les chroniques d’Apollo ". Voici la première de ces chroniques, qui s’intéresse à un sujet passionnant : pourquoi les ombres projetées sur la Lune sont-elles si sombres ?

Les ombres noires de la Lune.

La prochaine fois que vous apercevrez un rayon de Soleil par la fenêtre, allez dans la rue et observez attentivement votre ombre. Elle n’est pas très sombre, non ? Vous y distinguez très clairement les différents éléments du décor que votre ombre est censée masquer. D’où vient cette lumière parasite qui empêche votre ombre d’être d’un noir d’encre ? Du ciel.

Les molécules présentes dans l’atmosphère terrestre diffusent la lumière solaire (le bleu plus que le rouge) dans toutes les directions. Si bien qu’une partie de cette lumière finit par atterrir dans votre ombre. Sceptique ? La prochaine fois que vous aurez l’occasion de marcher dans de la neige fraîchement tombée alors que le Soleil est revenu, retournez vous sur vos pas et observez les empreintes que vous viendrez de laisser dans la neige. Elles vous paraîtront bleues !

Donc, sans le bleu du ciel, votre ombre sur Terre serait d’une inquiétante noirceur, comme un morceau de nuit qui resterait continuellement attaché à vos pas. Bizarre. Et bien si vous étiez sur la Lune, il faudrait vous y faire, car c’est comme ça que sont les ombres là-haut.

Pour vous représenter ce qu’ont ressenti les astronautes des missions Apollo, imaginez que le ciel devienne brutalement d’un noir d’encre, alors que le Soleil continue à briller plus intensément que jamais. Votre ombre n’est plus alors qu’obscures ténèbres, semblant vous dire " tu n’as absolument plus les pieds sur Terre ".

C’est d’ailleurs un des tout premiers sujets qu’aborda Neil Armstrong au cours de son commentaire en direct de la première excursion humaine à la surface de notre satellite. " C’est plutôt sombre ici dans l’ombre [du module lunaire] et un peu difficile pour moi de voir si le sol est praticable. "

Le module lunaire " Aigle " (" Eagle " en version originale) s’était posé sur les rivages immobiles de la Mer de la Tranquillité avec son casier à équipements extérieurs, MESA, placé dans l’ombre du vaisseau. Bien que le Soleil brilla intensément dans le ciel lunaire, Armstrong et Aldrin durent se résoudre travailler dans l’obscurité pour déployer leur caméra et leurs outils de prospection géologique.

Par la suite, Armstrong reconnut qu’il était finalement assez facile de voir ce qui se passait dans l’ombre après un petit temps d’adaptation. Mais Aldrin fit remarquer qu’aller et venir sans arrêt de l’ombre à la lumière n’était pas une solution optimale, car ils perdaient beaucoup de temps à s’accommoder à ces deux environnements lumineux radicalement opposés.

En fait, les ombres qui se forment sur la Lune ne sont pas totalement noires elles non plus. Elles sont très faiblement éclairées par la lumière réfléchie par les collines lunaires environnantes, et également par le " clair de Terre ", la lumière solaire renvoyée vers la Lune par notre planète. Pourvu qu’on lui laisse le temps de s’accommoder à l’obscurité, un astronaute pouvait assez rapidement voir tout ce qui se trouvait sur le sol lunaire plongé dans l’ombre.

En réalité, presque tout... voyez plutôt la mésaventure que connurent les astronautes d’Apollo 14, Al Shepard et Ed Mitchell.

Ils venaient juste de se poser aux abords de Fra Mauro et s’activaient à décharger le module lunaire. Vint le tour de l’ALSEP, un ensemble d’expériences fixées à une palette le temps du voyage. Chaque expérience était solidement attachée à la palette par des " écrous Boyd ", chaque écrou encastré dans une gorge qui devait permettre de guider infailliblement l’outil universel de manutention, une sorte de clé anglaise pour astronaute. Shepard avait pour mission de mettre en place la clé et de donner à l’ensemble un quart de tour afin de désolidariser l’expérience de la palette. Simple en théorie, sauf que la gorge s’avéra être un véritable nid à poussière lunaire, laquelle bloqua le passage de la clé. La gorge produisait elle-même sa propre petite ombre, si bien que " Al essaya de voir ce qui bloquait dans la gorge, mais il ne vit absolument rien " se souvient Mitchell.

Il poursuit : " N’oubliez pas que sur la Lune, il n’y a pas d’atmosphère pour réfracter la lumière. Aussi, à défaut d’un éclairage direct, il n’y a absolument aucun moyen de voir ce qui se passe dans ces maudites ombres. Le noir d’encre. C’est un phénomène vraiment très spectaculaire sur ce corps céleste dépourvu d’atmosphère. "

Mitchell et Shepard finirent par y arriver en renversant complètement la palette de haut en bas et en la secouant comme un prunier, ce qui fit tomber la poussière de la gorge. Il se trouve qu’ils firent aussi tomber quelques écrous qui étaient moins bien verrouillés qu’ils ne le pensaient, mais c’est une autre histoire...

Ces petites ombres mal placées allaient continuer d’empoisonner l’existence des astronautes tout au long du programme Apollo, masquant un écrou par ci, dissimulant une jauge à oxygène par là... Ce n’est jamais allé au-delà du désagrément mineur, mais les astronautes manifestaient leur frustration de perdre ainsi de précieuses minutes aux dépens du temps consacré à l’exploration de la surface lors de chacune de leurs sorties.

Dans certaines circonstances, les ombres purent aussi se révéler beaucoup plus malicieuses.

Ainsi, les astronautes de la mission Apollo 12, Pete Conrad et Al Bean, se posèrent sur l’Océan des Tempêtes à seulement quelque 500 mètres des restes de Surveyor 3, une sonde automatique que la Nasa avait envoyée vers la Lune trois ans plus tôt.

Un des objectifs principaux de la mission Apollo 12 était justement de localiser Surveyor 3 et de prélever sa caméra et quelques autres parties de la sonde afin de voir comment elle avait supporté les conditions extrêmes qui règnent à la surface de notre satellite. Surveyor 3 reposait au fond d’un cratère peu profond très facile d’accès pour Conrad et Bean. C’était du moins ce que s’étaient dit les ingénieurs qui avaient préparé la mission...

Il se trouve que les astronautes purent repérer Surveyor 3 à travers les hublots triangulaires de leur module lunaire, " l’Intrépide ". " Je me souviens très bien de la première fois où je l’ai vu " se remémore Bean. " J’ai d’abord cru qu’il était au fond d’un cratère dont les pentes faisaient au moins 40° ! La question fut alors : comment allons nous pouvoir descendre là dedans ? Je me revois encore entrain d’en discuter avec Pete dans la cabine, nous demandant si nous allions être obligé de sortir les cordes et d’y descendre en rappel. "

Conrad poursuit : " Et puis finalement, une fois dehors, nous avons compris que le cratère était en réalité très peu profond, presque plat... "

D’où provenait la méprise ? Lorsque Conrad et Bean se posèrent, le Soleil était déjà levé sur le sol lunaire, mais encore très bas sur l’horizon : seul le sommet de Surveyor 3 était éclairé, tandis que le bas se trouvait plongé dans l’obscurité.

" J’ai été victime d’une illusion d’optique " reconnaît Bean. " Sur Terre, pour qu’un objet ait son sommet bien éclairé et sa base dans le noir complet, il faut qu’il se trouve au milieu d’une dépression aux parois très prononcées. " Pour finir, la pente qu’ils eurent à descendre et à remonter n’excédait pas les 10°, si bien qu’ils laissèrent les cordes dans leur casier...

Mais l’histoire des ombres lunaires ne s’arrête pas là.

Lorsque les astronautes observèrent leur propre ombre, et plus particulièrement l’ombre de leur tête, il constatèrent la présence d’une étrange lueur. Buzz Aldrin fut le premier à le signaler. " Il y a comme un halo autour de l’ombre de mon casque. " Armstrong fit alors la même constatation.

Il s’agit de " l’effet d’opposition ". Le spécialiste en phénomènes optiques atmosphériques Les Cowley nous l’explique : " les grains de poussière lunaire s’agglutinent les uns aux autres pour former comme des petites tours duveteuses surnommées des " châteaux de contes de fées ", lesquelles sont susceptibles de projeter des ombres. Certains chercheurs pensent que la surface lunaire est parsemée de ces tours microscopiques. Lorsqu’un astronaute se place dos au Soleil, il voit en fait autour de son ombre chaque petite tour de poussières masquer sa propre ombre, ce qui rend la zone plus brillante par simple contraste avec l’environnement. "

D’autres facteurs jouent certainement. La surface lunaire est recouverte de minerais cristallins et de minuscules sphères de verre formées lors des impacts de météorites. Ces différents éléments agissent un peu comme des perles de rosée sur Terre, réfléchissant une partie de la lumière solaire qu’elles reçoivent. Et certaines de ces sphérules, plus petites que la longueur d’onde de la lumière visible, diffractent la lumière solaire selon un processus dit de " rétrodiffusion cohérente ". En clair, elles renvoient la lumière solaire exactement dans la direction dont elle provient, un peu comme les catadioptres qui équipent les feux arrières des vélos et des voitures. " En fait, personne ne sait lequel des deux facteurs est le plus important dans cet effet " reconnaît Cowley.

Pas besoin d’aller sur la Lune pour gagner une auréole autour de son ombre. Le phénomène se produit également sur Terre. Vous pouvez par exemple l’observer en tournant le dos au Soleil dans une prairie herbeuse saturée de rosée. Vous verrez bien un halo autour de votre ombre, mais la diffusion atmosphérique tendra à atténuer le contraste. Pour obtenir l’effet maximal, rien de mieux que la Lune...

Des halos lumineux, des ombres trompeuses, des châteaux de contes de fées faits de poussières de Lune... Pas de doute : c’est décidément un monde bien étrange que nous ont révélé les astronautes d’Apollo.

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