Einstein, ou comment s’en débarrasser

article original publié par Science @ Nasa
auteur : Patrick L. Barry
traduction de Didier Jamet
28 MARS 2004

La courbure de l’espace engendrée par la masse du Soleil a entraîné un léger retard dans la transmission du signal de la sonde Cassini, mis à profit pour tester les prédictions de la relativité générale
La courbure de l’espace engendrée par la masse du Soleil a entraîné un léger retard dans la transmission du signal de la sonde Cassini, mis à profit pour tester les prédictions de la relativité générale

Nasa JPL

Tôt ou tard, le règne d’Einstein et de sa théorie de la relativité prendra fin, comme a pris fin celui de Newton avant lui. Pour la plupart des scientifiques, de profondes remises en cause des outils théoriques utilisés jusqu’alors pour décrire la réalité physique du monde sont en effet inévitables. De nombreuses théories alternatives sont en compétition. Une expérience prévue à bord de la Station Spatiale Internationale pourrait aider à les départager.

Parmi les théories en lice, on trouve pêle-mêle des idées aussi perturbantes qu’un Univers à 11 dimensions, des « constantes » universelles qui ne le seraient plus, et des constituants fondamentaux de la matière qui ne seraient que de minuscules cordes vibrantes. Ultime pierre dans le jardin d’Einstein, certains imaginent que la trame de l’espace-temps ne serait pas homogène et continue, mais au contraire divisée en de minuscules parties distinctes. Au bout du compte, seule une série de vérifications expérimentales pourrait permettre de faire le tri.

Des scientifiques du Jet Propulsion Laboratory (JPL) de la Nasa mettent actuellement sur pied une de ces expériences cruciales. Il va s’agir de tester avec une précision jamais atteinte les prédictions de la théorie de la relativité d’Einstein. Grâce à quoi, ils espèrent déterminer le champ des possibles théoriques, et s’approcher un peu plus de la prochaine révolution en physique.

On ne peut pas dire que ça tracasse beaucoup de gens, mais un grand schisme traverse depuis longtemps notre compréhension fondamentale de l’Univers. Nous nous sommes habitués à voir cohabiter deux façons d’expliquer la nature et le comportement de l’espace, du temps, de la matière et de l’énergie : la relativité d’Einstein d’un côté, et le « modèle standard » de la mécanique quantique de l’autre. Les deux fonctionnent remarquablement bien, mais à des échelles différentes. Pour prendre un exemple, les systèmes de guidage par satellite comme le GPS ne pourraient tout simplement pas fonctionner sans les ajustements précis des horloges atomiques des satellites que permet la théorie de la relativité d’Einstein. Symétriquement, les ordinateurs, Internet et les technologies de télécommunication sont des sous-produits directs de la recherche en mécanique quantique.

Mais ces deux théories sont comme deux langages différents. Et personne ne sait comment traduire l’une dans l’autre. La relativité permet de très bien expliquer la gravité et le mouvement en unifiant temps et espace en une même quatrième dimension (l’espace-temps), qui constitue la trame du monde réel. Cette étoffe de l’Univers, élastique, se courbe et se déforme sous l’effet de l’énergie qu’elle contient (la masse n’est qu’une forme de l’énergie. Elle crée la gravité en déformant l’espace-temps).

De l’autre côté, la mécanique quantique suppose que l’espace et le temps forment une sorte de « scène » plate et immuable sur laquelle se déroulent les aventures tourmentées de plusieurs familles de particules. Ces particules présentent la particularité de se déplacer dans le temps à la fois vers le futur mais également vers le passé (ce que la relativité ne saurait tolérer), moyennant quoi les interactions entre ces particules expliquent le pourquoi des forces fondamentales à l’œuvre dans la Nature – à l’exception notable de la gravité.

L’incommunicabilité entre ces deux théories se poursuit ainsi depuis des décennies. Mais la plupart des scientifiques pensent que, d’une manière ou d’une autre, une théorie unificatrice, permettant de réconcilier les parts de vérité que chacune contient, finira par voir le jour. Nul doute qu’une telle « Théorie du Tout »transformerait profondément notre vision de l’Univers et de sa naissance, comme de son destin final.

Slava Turyshev, chercheur au JPL, a réfléchi avec ses collègues sur la meilleure manière d’utiliser la Station Spatiale Internationale ainsi que deux mini satellites se trouvant de l’autre côté du Soleil afin de tester la théorie de la Relativité avec une précision jamais atteinte. Leur expérience, développée en partie grâce à des fonds du bureau de recherche biologique et physique de la Nasa, serait si sensible qu’elle permettrait de mettre en évidences certaines failles dans la théorie d’Einstein. Elle fournirait par-là même les premières données brutes qui pourraient permettre de distinguer, dans les théories en compétition, lesquelles s’accordent avec la réalité et lesquelles resteront d’audacieuses spéculations théoriques.

L’expérience, appelée Test de la Relativité par Astrométrie Laser (et dont l’acronyme anglais est LATOR), consisterait à regarder la façon dont la gravité du Soleil dévie la course de rayons laser émis par les deux mini satellites. La gravité dévie les rayons lumineux car elle déforme l’espace au travers duquel la lumière passe. Une analogie fréquemment utilisée pour expliquer cette déformation de l’espace-temps consiste à considérer l’espace comme un matelas de mousse qui se déforme localement sous le poids des objets qui s’y trouvent. Ces creux dans le « matelas » amènent tout objet (même une particule de lumière sans masse) frôlant les bords du « creux » à dévier légèrement de sa course.

De fait, c’est bien en mesurant la déviation subie par la lumière des étoiles sous l’effet de la masse du Soleil durant l’éclipse de Soleil de 1919 que Sir Arthur Eddington a pour la première fois testé les prédictions de la relativité générale d’Einstein. En termes astronomiques, le champ de gravité du Soleil est plutôt faible : Einstein avait prévu que la course d’un rayon lumineux rasant le disque du Soleil ne serait déviée que de 1,75 secondes d’arc (1 seconde d’arc représente 1/3600e de degré). En tenant compte de la marge d’erreur de ses instruments de mesure, Eddington montra que la lumière des étoiles était bien déviée de cette valeur.

LATOR va renouveler cette même expérience avec une précision 1 milliard de fois supérieure à celle d’Eddington, et 30 000 fois meilleure que la plus précise mesure jamais faite jusqu’alors (à l’aide des signaux envoyés par la sonde Cassini lors de son voyage vers Saturne).

« Je pense que LATOR constituera une avancée importante pour la physique fondamentale » confie Clifford Will, professeur de physique à l’Université de Washington qui, bien que non impliqué dans le projet, a déjà apporté des contributions essentielles à la physique post-newtonienne. « Il faut poursuivre nos efforts pour gagner en précision dans nos tests de la relativité générale, simplement parce que toute déviation avec les prédictions signifierait qu’il existe une nouvelle physique dont nous n’étions pas conscients auparavant. »

Laboratoire solaire

Le principe de l’expérience serait le suivant : deux petits satellites, chacun ne dépassant pas le mètre d’envergure, seraient placés sur une orbite solaire sensiblement équivalent à celle de la Terre. Comme cette paire de mini satellites tournerait légèrement mois vite que la Terre, ils finiraient par prendre du retard par rapport à notre planète au point de se retrouver au point opposé de l’orbite terrestre par rapport au soleil au bout de 17 mois dans l’espace. Bien qu’ils seront séparés chacun de quelque 5 millions de kilomètres, leur distance angulaire vue depuis la Terre sera minuscule, moins d’un degré. En reliant les trois points formés par les satellites et la Terre, on obtiendrait un triangle très aigu dont les rayons laser formeraient les deux grands côtés, et l’un de ces côtés frôlant le Soleil.

Turyshev prévoit de mesurer la distance angulaire entre les deux satellites au moyen d’un interféromètre installé sur la Station Spatiale Internationale. Un interféromètre est un dispositif qui capte la lumière depuis deux endroits distincts puis recombine ces faisceaux lumineux. En regardant de quelle manière les ondes lumineuses en provenance des deux satellites vont interférer les unes avec les autres, l’interféromètre va pouvoir donner la distance angulaire entre les deux satellites avec une extraordinaire précision, environ un milliardième de seconde d’arc, qu’on peut encore exprimer comme 0,01 microseconde d’arc. En tenant compte des marges d’erreur liées aux autres composants du dispositif, on peut s’attendre à une précision globale de l’ordre de 0,02 microseconde d’arc par mesure.

« L’utilisation de l’ISS comme plate forme de mesure nous fournit quelques avantages déterminants » explique Turyshev. « D’abord, elle se trouve dégagée des contraintes liées aux distorsions provoquées par l’atmosphère terrestre. Ensuite, elle est suffisamment vaste pour nous permettre de disposer les capteurs de l’interféromètre assez loin l’un de l’autre, ce qui améliore la résolution et la précision des résultats. »

La précision attendue de LATOR sera largement suffisante pour traquer d’éventuelles divergences significatives des valeurs prédites par la théorie d’Einstein, divergences elles-mêmes prédites par les différentes « Théories du Tout » encore en lice. Elles se situent en effet entre 0,5 et 35 microsecondes d’arc. La théorie dont la valeur sera confirmée par LATOR recevra un solide appui. Et si, en dépit de la précision de LATOR, aucune divergence n’est trouvée, la plupart des audacieuses théories alternatives, avec leurs cortèges de dimensions supplémentaires, d’espace pixellisé et de constantes inconstantes, iront rejoindre le vaste cimetière des théories mortes-nées.

La mission LATOR ne nécessitant pas la mise au point de nouvelles technologies, Turyshev estime que LATOR pourrait décoller dès 2009 ou 2010. Aussi il se pourrait bien que nous n’ayons plus longtemps à attendre pour briser enfin le mur qui empêche la physique d’avancer, et permettre à une nouvelle théorie de la gravité, de l’espace et du temps de régner sans partage.

Note: beaucoup de travaux scientifiques prétendant au titre envié de Théorie du Tout prévoient l’existence d’un champ scalaire qui imprègnerait l’Univers. Einstein lui-même fit cette proposition lorsqu’il introduisit la constante cosmologique dans ses équations censées décrire la gravité. Il changea d’avis par la suite et retira ce terme. Mais la constante cosmologique a récemment trouvé un regain d’intérêt de la part des physiciens. Elle pourrait permettre de rendre compte de l’étonnante et récente découverte selon laquelle l’expansion de l’Univers serait en accélération continuelle, alors que les physiciens s’attendaient auparavant à la voir ralentir. Tout comme la célèbre expérience de Michelson et Morley en 1887 destinée à traquer l"'éther", LATOR sera une expérience cruciale pour mettre en évidence l’éventuelle présence de ce champ scalaire

Quelques liens pour aller plus loin

Bureau de recherche biologique et physique

LATOR

Einstein dans la vie de tous les jours

La Théorie du Tout

Gravity probe B

L’Univers élégant

La Relativité générale

Dans notre dictionnaire de l'astronomie...

Eclipse duale - Un montage pour comparer notre vision de deux éclipses, celle de Lune et celle du Soleil, quand la Lune est rouge et quand la couronne solaire devient visible
à lire aussi...
Les éclipses
Les éclipses désignent le passage, vu depuis la Terre, d'un astre devant un autre, celui-ci étant caché par le premier pendant un laps de temps
La très mince couche de notre atmosphère bleue, vue depuis la Station Spatiale Internationale en 2015 par l'astronaute Scott Kelly
à lire aussi...
Atmosphère
L'atmosphère est la couche de gaz qui enveloppe une planète ou un satellite naturel ; celle de la Terre nous abrite et contribue à rendre la vie possible
"La nuit étoilée à Saint-Remy", de Van Gogh.<br>Pour voir l'Univers tel qu'il est, il faut soit la rigueur du scientifique, soit la sensibilité de l'artiste.Tout le reste n'est qu'illusion...
à lire aussi...
Etoile
Voici la représentation classique d’un atome d’hélium. Son noyau est constitué de deux neutrons et de deux protons. Il est entouré de deux électrons situés dans le nuage électronique.
à lire aussi...
Atome
atmosphère de la Terre | énergie | Albert Einstein | éclipse de Soleil | découverte | Cérès | biologique et physique | astronomie | astronomie | découverte | Cérès | biologique et physique | atmosphère de la Terre